De tous les visages peints par Henri Matisse, il en est un qui traverse les décennies avec une intensité rare : celui de sa fille, Marguerite. Le Musée d’Art Moderne de Paris lui consacre une exposition d’une ampleur inédite, réunissant plus de 110 œuvres. Modèle constant, soutien fidèle, mémoire vivante, Marguerite Duthuit-Matisse se révèle ici comme jamais, à travers le regard tendre et rigoureux d’un père artiste. Une immersion bouleversante dans l’intimité d’un génie du XXe siècle.
Naissance d’une muse
Marguerite Matisse naît en 1894, alors que son père, originaire du Nord, s’installe à Paris pour suivre l’appel de la peinture. Fille de Caroline Joblaud, ancien modèle du peintre, elle est reconnue par Matisse avant d’être élevée par Amélie, qu’il épouse en 1898. Opérée à sept ans d’une diphtérie, elle gardera la trace d’une trachéotomie, dissimulée sous un ruban noir. L’école laissée de côté, elle devient la discrète « gosse d’atelier » d’un père en pleine mutation artistique. À Collioure, dès 1905, son visage devient l’un des premiers terrains du fauvisme. Peintures, dessins, gravures, céramiques : elle inspire tout. Et dans Marguerite lisant, c’est déjà la tendresse silencieuse du lien père-fille qui affleure. Elle n’a que douze ans.
Visage d’avant-garde
Adolescente, Marguerite ne se contente plus d’inspirer, elle interroge. Sage écolière aux yeux baissés hier encore, la voilà droite, fière, le regard franc. Dans Marguerite au chat noir (1910) ou Tête blanche et rose, Matisse cherche autre chose qu’un visage : il traque une énigme. La sienne, peut-être. À travers elle, il explore cette part de lui qu’il reconnaît sans jamais la saisir tout à fait. Marguerite résiste. Cette tension, entre distance et proximité, habite ses portraits. Le peintre effleure une forme d’absolu : celle d’un lien qui dépasse l’art pour toucher à l’essence de l’amour filial.
Dans l’ombre du maître
En 1923, Marguerite épouse Georges Duthuit. Elle disparaît des toiles, mais non de l’œuvre. À Paris, elle devient l’œil vigilant de son père : elle supervise les gravures, accroche les expositions, entretient les correspondances. Brève incursion dans la peinture, tentative dans la mode… Mais c’est en tant qu’intermédiaire lucide, discrète, essentielle, qu’elle laisse son empreinte. L’exposition lui consacre une salle entière, hommage à celle qui sut accompagner l’œuvre sans jamais s’effacer.
L’ultime visage
Résistante de l’ombre, Marguerite devient en 1944 agent de liaison pour les FTP. Dénoncée, arrêtée, torturée, elle échappe de justesse à la déportation. À Vence, Matisse ignorait tout. Le choc est immense. En janvier 1945, ils se retrouvent. Bouleversé, le peintre reprend crayons et pierres lithographiques. Il la dessine une dernière fois. Son trait, jadis vibrant, devient doux, presque fragile. Marguerite apparaît marquée, mais droite, intensément présente. En écho, Matisse dessine aussi Claude, le fils unique de Marguerite, prolongeant le fil tendu d’une tendresse ininterrompue.
Paris